À la recherche du patrimoine commun des laïcs européens.

Conférence publique “Laïcité: une idée neuve en Europe?”, Grand Orient de France, 9 février 2019

 
Giulio Ercolessi, président de la Féderation Humaniste Européenne

(Audio)

Mesdames et Messieurs,

merci beaucoup tout d’abord pour cette invitation très appréciée, d’autant plus que, en tant qu’”organisations philosophiques et non confessionnelles”, nous sommes les principaux partenaires du “dialogue interconvictionnel” que nous entretenons avec les institutions européennes. En fait, c’est à ce titre que Claude, Martine, moi-même et d’autres amis nous nous rencontrons et coopérons chaque année à plusieurs reprises.

La Fédération Humaniste Européenne est une organisation regroupant 63 associations laïques, humanistes, de penseurs libres, d’agnostiques, athées, sceptiques, rationalistes et non-croyants. Dans toute l’Europe et au niveau de l’Union Européenne, nous promouvons la laïcité, la liberté de religion ou de conviction, y compris le droit de ne pas croire et le droit de changer ses convictions; la liberté de pensée et d’expression, qui implique une opposition aux lois interdisant le blasphème, les moqueries ou la critique des religions. Nous défendons les droits de l’homme, la prééminence du droit, l’égalité de traitement et la non-discrimination sur tous les plans (d’origine ethnique ou nationale, de religion ou de conviction, de handicap, d’âge, de sexe, d’orientation sexuelle, etc.), et le libre choix des femmes en matière de sexualité et de maternité. J’en suis le président, et, croyez-moi, il y a des jours et des endroits dans l’histoire où il est un soulagement de pouvoir s’exprimer au nom d’une organisation européenne plutôt qu’en tant qu’Italien [1].

On se souviendra du débat sur les prétendues “racines chrétiennes” de l’Europe – chrétiennes seulement ou chrétiennes avant tout et au-dessus de tout – lorsqu’un projet de constitution européenne avait été rédigé. Et comment cela s’était terminé: le préambule du projet de Constitution, qui, préconisé par la diplomatie française, ne citait au début que l’héritage de l’Antiquité classique et du “Siècle des Lumières”; l’addition à ceux-ci, par la Convention Européenne, de l’héritage judéo-chrétien (mention neutralisée, en tant que possible critère univoque d’interprétation de l’ensemble de la législation communautaire, par la mention au même niveau que les deux autres); la suppression de tout le préambule après le rejet du projet de constitution par les référendums français et néerlandais; ensuite, dans l’actuel Traité sur le Fonctionnement de l’Union tel que modifié par le Traité de Lisbonne, la promotion au rang de “principe général” – sans opposition même de la part de la France dont Sarkozy était désormais le Président – de l’article 17, déjà cité, aux termes duquel l’Union, “reconnaissant l’identité et la contribution spécifique des églises et communautés religieuses”, “entretient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations”. Cependant, à la fin, suite surtout à une prise de position belge, le même article garantit une identique ’égalité de traitement aux “organisations philosophiques et non confessionnelles”. Dans l’Eurojargon politiquement très correcte (absit iniuria, moi j’apprécie), ce dialogue, qui enfin n’est pas seulement avec les religieux, est défini désormais comme “interconvictionnel”. En conséquence, les institutions de l’UE sont tenues de traiter les organisations laïques et des non croyants exactement comme elles traitent les églises et les communautés religieuses. Au niveau des institutions de l’UE il s’agit donc d’un modèle de relations très similaire à celui de la dite “laïcité belge”.

Mais ce modèle ne s’applique pas, explicitement, aux réglementations nationales, qui restent complètement en dehors de la compétence de l’Union Européenne. Les pays qui ont un concordat continuent à l’avoir, tandis que la laïcité française ne peut pas être mise en question d’aucune manière par les normes européennes.

Je pense que l’un des nombreux obstacles à la compréhension mutuelle, même parmi les individus et les organisations qui partagent les mêmes valeurs, c’est l’absence d’un vocabulaire politique et culturel commun, qui serait absolument nécessaire non seulement au sein de l’Union européenne, mais également dans le monde globalisé d’aujourd’hui. Et, peut-être plus encore, le manque de conscience de cette absence, ce qui entraîne des malentendus très fréquents.

Toutes les expressions politiques ont toujours une résonance très différente pour des personnes différentes. Mais parfois ce sont les traditions nationales qui ont chargé des mots politiques d’un sens difficile à traduire dans d’autres langues et dans d’autres expériences politiques. C’est, en partie, le cas de la laïcité.

Est-ce que la laïcité est une idée neuve en Europe? Pas du tout, je pense. Mais cela dépend de l’acception que l’on donne à ce terme.

Ce qui frappe le plus un Européen non Français qui écoute les débats politiques ou culturels français, c’est généralement l’accent qui est souvent mis par les personnalités politiques et  intellectuels français sur le supposé caractère français des controverses dans lesquelles ils sont engagés. Le plus souvent, ce qu’ils considèrent comme un débat typiquement franco-français est assez semblable à ce qui est discuté, plus ou moins dans les mêmes termes, bien que pas toujours avec les mêmes mots, dans la plupart des pays de l’Europe occidentale. Peut-être que l’Europe est plus française que ne le pensent les Français.

Je ne veux pas nier qu’il y ait des caractéristiques de l’idée française de laïcité qui sont assez spécifiques et en général plus exigeantes qu’ailleurs. Et il est également vrai que parfois ces particularités rendent assez difficile la traduction de ces débats dans les langages politico-culturels d’autres pays.

Mais je crois que cela a plus à voir avec l’encadrement idéologique ou culturel dans lequel ces débats se déroulent, plutôt qu’avec le contenu réel ou la substance des valeurs éthico-politiques impliquées.

Ce qui est probablement très particulier au débat français sur la laïcité, c’est que son développement historique est beaucoup plus qu’ailleurs lié au problème de la souveraineté de la nation au-dessus de toute autre appartenance ou allégeance, à une conception de la centralité de l’État-nation; ce qui pose question, en particulier à des fédéralistes convaincus comme je le suis moi-même. Je soupçonne que c’est là l’une des clés qui parfois aide les souverainistes populistes ou nationalistes à tenter de détourner la laïcité de ses racines progressistes.

La laïcité est, partout où ce concept est utilisé – et peut-être même au-delà, dans les pays et les aires linguistiques où le jargon politique est différent – un outil pour organiser le vivre ensemble et protéger la liberté individuelle, la liberté de la majorité désormais presque partout sécularisée, la liberté des minorités et la liberté des minorités au sein des minorités; et elle exige toujours la neutralité religieuse absolue des institutions publiques, le refus de tout privilège pour les institutions religieuses, et la garantie de l’égalité des droits et de l’égalité de dignité sociale pour tous, indépendamment de leurs origines et convictions.

Pour des raisons historiques, la laïcité est considérée en France comme une composante de l’identité de la nation française, alors que dans d’autres pays – et même dans les pays où elle est considérée comme un principe constitutionnel indisputable – seule une partie du public la considère en soi comme l’une des caractéristiques principales de son identité éthico-politique ou comme une priorité politique brûlante.

Dans une certaine mesure, me semble-t-il, la laïcité française n’implique pas seulement la séparation et la neutralité, mais aussi une certaine prédominance de l’État-nation, même dans certaines affaires religieuses (une attitude qui remonte peut-être à la tradition du gallicanisme, bien avant la Révolution française). Même si la tentation d’imposer une stricte réglementation d’État aux associations religieuses qui l’emporterait sur le droit canonique fut rejetée lorsque la loi de séparation fut introduite en 1905, des traces de cette tradition sont bien visibles dans l’histoire et/ou dans la période contemporaine. Il s’agit tout d’abord du ton général du débat, mais aussi, par exemple, de dispositions plus concrètes, comme l’interdiction de prêcher en langue bretonne introduite en 1902 au nom soit de la laïcité soit de l’uniformité linguistique de la nation, ou l’interdiction de célébrer des mariages religieux avant la cérémonie civile (ce qui peut se fonder sur de très bonnes raisons, mais qui est en tout cas une violation du principe de séparation).

Un exemple typique de cette approche particulière et de longue durée a pu être observé lorsque la fête juive de Yom Kippour a coïncidé avec des élections générales. Cette simultanéité d’événements s’était produite en deux occasions différentes en France et en Italie. Les juifs orthodoxes et strictement pratiquants croient qu’ils ne sont pas autorisés par leur religion à voter avant le coucher du soleil lors du Yom Kippour. En France, on a dit que la séparation de l’État et de la religion obligeait l’État à ne pas prendre en compte un problème privé de conscience d’une petite minorité d’individus. Mais aurait-il été possible de déclencher des élections générales à Noël ou à Pâques, même si aucune règle religieuse n’empêcherait les chrétiens de voter ces jours-là? En Italie, l’initiative de solliciter une modification de la loi électorale qui aurait prolongé l’horaire des votes de quelques heures celle année, afin de permettre à la minuscule minorité des juifs italiens orthodoxes et strictement pratiquants de voter après le coucher du soleil, avait été prise en effet par les intellectuels et les personnalités politiques les plus laïques d’Italie ; bien qu’elle ait été adoptée ensuite par le Parlement à l’unanimité. Je pense que ça dépend du fait que la laïcité en Italie, qui était le principe sur lequel l’État italien s’était formé au XIXème siècle, a toujours été une laïcité qui avait pour premier but de protéger la liberté des minorités plus encore que l’État : c’est la raison pour laquelle, en Italie plus encore qu’en France, les minorités religieuses autochtones, notamment les protestants Vaudois et les Juifs, ont toujours été, et sont encore aujourd’hui pour la plupart, parmi les plus convaincus défenseurs de la laïcité.

Un autre exemple, vraiment typique de l’incompréhension que suscite parfois l’encadrement culturel de l’idée française de la laïcité c’est celui de la question dite du “voile islamique”, voire des “signes religieux”. Dans un État laïque, la neutralité devrait être exigée des institutions publiques, et des individus qui agissent en leur nom. En théorie, dans l’interprétation française de la laïcité, elle est parfois également exigée des particuliers qui entrent dans la sphère publique – même de ces individus qui sont obligés à y entrer. Mais si l’on écoute les auditions de la commission Stasi, le vrai point n’était pas là. J’avoue que, en écoutant ces auditions transmises à l’époque par la chaine Public Sénat, j’ai moi-même entièrement changé ma position initiale: au début, j’étais opposé à toute interdiction, au nom de la liberté individuelle. Je pensais que l’école devait être religieusement neutre et laïque, pas nécessairement les écoliers. Mais au cours des auditions, le vrai point ne me semblait plus être la défense de la neutralité de la sphère publique, et même pas la question des “signes religieux”, mais la protection du libre développement des personnalités individuelles des mineurs face à une imposition religieuse familiale et/ou communautaire très répandue et inimaginable auparavant, qui semblait avoir été établie dans des vastes zones du territoire français. Imposition qui avait pour objet, plus qu’un signe religieux, un symbole archaïque de soumission féminine, pas exclusivement typique de la tradition religieuse islamique. Le choix, en tous cas à mon avis tragique, du législateur français était entre interdire l’usage du voile même aux écolières qui voulaient vraiment le porter, ou bien accepter son imposition sur celles qui étaient victimes d’une violence silencieuse qui était très difficile à détecter dans la plupart des cas, sauf dans des situations extrêmes et seulement en cas de résistance obstinée et presque héroïque de la part de la jeune fille. En tout cas, il me semblait qu’un tel usage ou imposition à partir de l’âge de la puberté se traduirait inévitablement en un conditionnement à vie, car tout le monde comprend qu’au fil des années un vêtement qui doit être constamment porté en public peut être senti comme une seconde peau. Je comprends toutes les objections possibles, et même très raisonnables, je comprends les enjeux politiques, les implications, les instrumentalisations possibles et même inévitables, notamment par les xénophobes et les racistes. Mais en tous cas la véritable, et il me semble, convaincante, justification, la raison d’être de la prohibition du voile à l’école publique, quelques heures chaque jour dans la vie de ces jeunes filles, se révélait, aux yeux d’autres européens soucieux de la laïcité et de la liberté, être le respect du libre développement de la personnalité des mineurs et non pas, comme le disaient officiellement les autorités et la politique françaises, la simple protection de la neutralité presque sacralisée de la sphère publique (une motivation qui serait insuffisante selon moi pour justifier une limitation significative de la liberté individuelle).

En tous cas ce n’est pas juste en France qu’il est fréquent d’entendre dire aujourd’hui que les arguments traditionnels de soutien à la laïcité ne seraient plus actuels dans nos sociétés de plus en plus plurielles et diversifiées. La demande de “reconnaissance” des minorités nécessiterait – selon beaucoup – non seulement une mise à jour de l’application de ses principes, mais un nouveau paradigme tout à fait différent et plus, comme ils disent, “inclusif”. La laïcité est de plus en plus remise en question, à droite et souvent même à gauche, au nom soit de “notre” soi-disant identité, soit d’un multiculturalisme extrême.

En fait, les traitements juridiques spéciaux liés à l’appartenance à des communautés spécifiques impliquent presque toujours des limitations de la protection de la liberté et des droits des individus, que nous citoyens ou politiciens, nous choisissons d’imputer à ces communautés, comme s’ils devaient y “appartenir” impérativement. C’est nous qui poussons ainsi indirectement ces concitoyens à se reconnaitre aussi “exotiques” que possible. Comme au temps de la première parution des idées de liberté et de laïcité les hérétiques, les libres penseurs, les dissenters, aujourd’hui ce sont les apostats, les croyants modernistes, les femmes, les mineurs, les personnes LGBTI qui en assumeraient les coûts.

La tâche difficile qui est la nôtre aujourd’hui consiste à reconstruire la conscience des valeurs qui innervent le tissu de nos démocraties constitutionnelles, de notre patrimoine constitutionnel européen commun qui existe même s’il s’exprime avec des mots qui ne sont pas toujours les mêmes, et dont la laïcité est une pierre angulaire, et remotiver leur raison d’être, en opposition à la tentative populiste de les remplacer par une “démocratie illibérale” ou par un modèle autoritaire alternatif qui promet prospérité sans liberté dans une société “harmonieuse” en tant qu’illibérale.

Face à ces puissantes menaces, notre but et notre devoir sont d’agir, dans les mots du poète Yeats : that civilisation may not sink. Notre but : que la civilisation ne sombre pas.

 



[1] Ce colloque a eu lieu deux jours après le rappel de l’ambassadeur de France en Italie (pour la première fois depuis la déclaration de guerre par l’Italie fasciste en 1940), à la suite de nombreuses déclarations anti-françaises de la part de membres du gouvernement populiste italien et d’une réunion d’un des Vice-Premier Ministres italiens avec l’un des leaders les plus extrémistes du mouvement des “gilets jaunes”.


 

 

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