Laïcité et laïcisme en France et en Italie.
Colloque international
“Laïcité en Europe ou Europe vaticane?
Concordats ou séparation?”, Metz 16
décembre
2017
Giulio Ercolessi, président de la Féderation Humaniste Européenne
(Audio)
Permettez-moi tout d’abord de riposter
à ce que nous venons d’entendre que la
Présidence de la Région Grand Est aurait dit.
C’est très à la mode, chaque fois
que l’un de nos gouvernements veut faire quelque chose
d’impopulaire, ou
quelque chose de désagréable pour tel ou tel
interlocuteur, de donner la
responsabilité a « l’Europe »
de le prescrire ou de l’exiger. Si la Présidence
de la Région a vraiment dit qu’une
«idéologie européenne» sur
les relations
entre États et religions impose un nouveau modèle
censé devoir remplacer la
laïcité française, ce
n’était là que
l’énième excuse de ce genre. Il
n’y a pas d’idéologie
européenne, ni même de modèle
européen, sur les relations entre Etat et
religion qui puisse être proposé ou
imposé aux Etats membres. L’article 17 du
Traité sur le Fonctionnement de l’Union est
très claire : il dit que « l’Union
respecte et ne préjuge pas du statut dont
bénéficient, en vertu du droit
national, les églises et les associations ou
communautés religieuses dans les
États membres » ; et qu’elle «
respecte également le statut dont
bénéficient,
en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non
confessionnelles ». Enfin l’Union, mais en tant que
telle, « reconnaissant leur
identité et leur contribution spécifique,
maintient un dialogue ouvert,
transparent et régulier avec ces églises et
organisations » : avec les deux, au
même titre et au même niveau de dignité.
En conséquence, les institutions de
l’UE sont tenues de traiter les organisations philosophiques
et non
confessionnelles (c’est-à-dire les associations
laïques et des non croyants, en
commençant, par exemple, par l’EHF) exactement
comme elles traitent les églises
et les communautés religieuses. Au niveau des institutions
de l’UE il s’agit
d’un modèle de relations très similaire
à celui de la dite « laïcité
belge ».
Mais cela n’a rien à voir avec les
législations nationales en cette matière:
les institutions européennes ne sont pas
autorisés par les traités à imposer
une quelconque réglementation aux Etats membres dans ce
domaine, dans lequel
elles doivent explicitement s’abstenir
d’interférer. S’il y a des politiciens
français qui veulent en finir avec la
laïcité française, ils doivent en
assumer
la responsabilité toute entière.
Ma première idée quand
j’avais été invité
à participer à un colloque à Metz
sur le concordat la séparation et la
laïcité était celle de focaliser ma
présentation sur une brève description, en
perspective comparative, de
l’histoire de la laïcité et du
laïcisme en Italie, à partir des racines pour la
plupart laïques du mouvement pour l’unification
italienne et ses différents
courants, du développement difficile mais constant vers la
consolidation des
idées de séparation et de
laïcité presque jusqu’à la
Grande Guerre, en
opposition avec l’église catholique mais avec le
soutien, pour la plupart, des
minorités religieuses. Puis, le virage radical vers la
«réconciliation» avec
l’église catholique par le régime
fasciste, et l’instauration du concordat qui
(bien qu’avec quelques frictions) fit de
l’église catholique un pilier du
régime. La confirmation du concordat après la
guerre par l’assemblée constituante
suite à un vote conjoint des démocrates
chrétiens et du parti communiste
(contre l’opposition des socialistes, des
républicains et de la plupart des
libéraux) ; et la longue lutte pour une
interprétation de plus en plus souple
du sens de la mention du concordat dans la constitution et de son rang
dans la
hiérarchie des normes. Une lutte qui avait abouti
à sa conclusion provisoire –
après de nombreuses décisions de la Cour
constitutionnelle, et après les deux
référendums, que nous avions
remportés, sur la loi du divorce et sur
l’avortement – alors que, dans les
années quatre-vingt, la Cour
constitutionnelle parvint à la conclusion que la
Constitution dans son ensemble
avait établi une règle
générale de laïcité comme
«principe suprême», plus
encore que fondamental, de sorte qu’il ne pourrait
même pas être modifié par
une révision de la Constitution : le résultat
d’une telle modification serait –
a dit la Cour – une substitution, plutôt
qu’une modification, de la
Constitution elle-même, au même titre que la
modification d’autres «principes
suprêmes», comme la démocratie, la forme
républicaine de l’État ou les droits
de l’homme. Et même, par la suite, le
renouvellement du concordat par le
Premier ministre socialiste Bettino Craxi qui signa avec le
Saint-Siège une sorte
de « concordat-cadre » très souple et
insidieux ; et donc la stratégie très
astucieuse et réussie des évêques
italiens, après la chute du système politique
précédent au début des
années 90, pour « mettre aux enchères
» un «vote
catholique» aujourd’hui à peine
existant, en mettant en concurrence pour leur
profit les partis de centre-gauche et la droite populiste. Pour
terminer avec
la nouvelle lutte épuisante contre les moyens
camouflés mis en place pour
soutenir une puissance ecclésiale déclinante dans
la société, à travers de
nouvelles excuses pour injecter de l’argent public, octroyer
de nouveaux
privilèges et freiner la reconnaissance des nouvelles
libertés liées à la
sécularisation de la société.
Je suis évidemment à votre
disposition pour discuter de tout ça. Mais il me
semble que, plutôt que présenter un
résumé de l’histoire de la
laïcité en
Italie que tout le monde pourrait facilement trouver ailleurs, il
serait
peut-être plus intéressant de saisir
l’occasion d’un colloque dans la seule
région
concordataire de la France pour discourir avec vous des similitudes
– beaucoup
plus profondes à mon avis – et des
différences – surtout d’encadrement
idéologique selon moi – entre les approches
laïcistes les plus répandues en
Italie et en France sur l’ensemble de la question.
Ce qui frappe le plus un européen non
français qui écoute les débats
politiques ou culturels français, c’est
généralement l’accent qui est souvent
mis par les personnalités politiques et les intellectuels
français sur le
prétendu caractère français des
controverses dans lesquelles ils sont engagés.
Le plus souvent, ce que qu’ils
considèrent comme un débat typiquement
franco-français est assez semblable à ce qui est
discuté, plus ou moins dans
les mêmes termes, dans la plupart des pays de
l’Europe occidentale.
Je pense que ceci s’applique aussi au
débat sur la laïcité. Je ne veux pas
nier qu’il y ait des caractères de
l’idée française de
laïcité qui sont assez
spécifiques. Et il est également vrai que parfois
ces particularités rendent
assez difficile la traduction de ces débats dans les
langages
politico-culturels d’autres pays.
Mais je crois que cela a plus à voir
avec l’encadrement idéologique ou
culturel dans lequel ces débats se déroulent,
plutôt qu’avec le contenu réel ou
la substance des valeurs éthico-politiques
impliquées.
Ce qui est probablement très
particulier au débat français sur la
laïcité,
c’est que son développement historique est
beaucoup plus qu’ailleurs lié au
problème de la souveraineté de la nation
au-dessus de toute autre appartenance
ou allégeance, et donc à une sorte de
révérence particulière pour les
institutions nationales et pour l’espace public de la nation
républicaine.
La laïcité est, partout
où ce concept est utilisé – et
peut-être même
au-delà, dans les pays et les aires linguistiques
où le jargon politique est
différent – un outil pour organiser le vivre
ensemble et protéger la liberté
individuelle, la liberté de la majorité,
désormais presque partout sécularisée,
la liberté des minorités religieuses et la
liberté des minorités au sein des
minorités; et elle exige toujours la neutralité
religieuse absolue des
institutions publiques, le refus de tout privilège pour les
institutions
religieuses, et la garantie de
l’égalité des droits et de
l’égalité de dignité
sociale pour tous, indépendamment de leurs convictions.
Pour des raisons historiques, la
laïcité est considérée en
France comme une
composante de l’identité collective, voire de
l’identité de la nation
française, alors que dans d’autres pays
– et même dans les pays où elle est
considérée comme un principe constitutionnel
fondateur ou, au moins en
principe, une caractéristique évidemment
nécessaire de la société plurielle
contemporaine – seule une partie du public la
considère comme l’une des
caractéristiques principales de leur identité
éthico-politique.
Dans une certaine mesure, il me semble, la
laïcité française n’implique
pas
seulement la séparation et la neutralité, mais
aussi une certaine prédominance
de l’État-nation même dans certaines
affaires religieuses (une attitude qui
remonte peut-être à la tradition du gallicanisme,
bien avant la Révolution
française). Même si la tentation
d’imposer une stricte réglementation
d’État
aux associations religieuses qui l’emporterait sur le droit
canonique fut rejetée
lorsque la loi de séparation fut introduite en 1905, des
traces de cette
tradition sont bien visibles dans l’histoire et/ou dans la
contemporanéité. Il
s’agit tout d’abord du ton
général du débat, mais aussi, par
exemple, de
dispositions plus concrètes, comme l’interdiction
de prêcher en langue bretonne
introduite en 1902 au nome soit de la laïcité soit
de l’uniformité linguistique
de la nation, ou l’interdiction de
célébrer des mariages religieux avant la
cérémonie civile (cette dernière peut
bien avoir des très bonnes raisons, mais
c’est en tout cas une violation du principe de
séparation).
Au XIXe siècle, les
bâtisseurs de l’État italien soutenaient
la séparation
de l’État et de la religion comme une condition
décisive de la modernisation
politique et économique de l’Italie et comme un
outil pour surmonter le retard
de la société italienne, vue aussi et surtout
comme la conséquence de la
victoire de la contre-réforme (l’Histoire des
Républiques italiennes au Moyen
Age de l’historien suisse et protestant Sismondi eut
probablement une très
grande influence à cet égard).
Mais la laïcité italienne
avait été marquée par le Risorgimento
italien et
sa tradition libérale et radicale, moins étatique
que la tradition politique
française, et donc, peut-être plus encore que la
française, axée sur la
protection de la liberté, soit positive soit
négative quant à la religion,
traditionnellement opposée depuis des siècles par
l’Église catholique, plutôt
que sur la compétition entre l’église
et l’État pour
l’hégémonie culturelle –
compétition, qui a tout de même bien
existé en Italie aussi.
Cela dit, je crois qu’on puisse dire que
l’idée française et italienne de
la laïcité coïncident très
largement, bien que la première soit
considérée par
la majorité des français comme une partie
intégrante de l’identité nationale et
la seconde soit considérée une comme une
priorité politique brûlante par une
partie seulement de la population italienne. Les libéraux
italiens ont, eux
aussi, dû parfois user de beaucoup de rigueur dans leur lutte
contre le
cléricalisme au XIXe siècle, et les deux
traditions politiques laïques, la
française et l’italienne, ont contribué
dans la même direction à l’affirmation
de la sécularisation de la société et
des libertés individuelles et à
l’émancipation des minorités
religieuses. Toutes les deux prenaient leurs
racines dans le patrimoine culturel des Lumières et
soutenaient la diffusion
des connaissances scientifiques comme moyens de contrebalancer
l’influence
catholique. Il ne faut pas sous-estimer, par ailleurs, que les
libéraux et les
républicains italiens du XIXe siècle
étaient autant tributaires de la
philosophie politique française (et suisse) que britannique
(et plus tard
américaine): ces dernières avaient des
expériences beaucoup plus variées avec
l’attitude des différentes
dénominations religieuses, pas toutes aussi
négatives comme celles rencontrées où
l’Église catholique était dominante et
puissante comme chez nous. Et dans l’histoire contemporaine
italienne comme
française, la plupart des protestants (chez nous les
Vaudois, qui sont
aujourd’hui encore l’église la plus
laïque de la chrétienté), la plupart des
Juifs et des catholiques dissidents, étaient
généralement parmi les défenseurs
de la séparation.
Toutefois, même si les
différences ne doivent pas être
surestimées, elles
impliquent des interprétations
légèrement différentes de ce que
devrait
signifier la neutralité religieuse des institutions
publiques.
Un exemple typique de cette approche
différente et de longue durée a pu
être observé lorsque la fête juive de
Yom Kippour a coïncidé avec des
élections
générales. Cette
simultanéité
d’événements
s’était produite en deux différentes
occasions en France et en Italie. Les juifs orthodoxes et strictement
pratiquants croient qu’ils ne sont pas autorisés
par leur religion à voter
avant le coucher du soleil au Yom Kippour. En France, on a dit que
c’était leur
affaire: la séparation de l’État et de
la religion obligeait l’État à ne pas
prendre en compte un problème privé de conscience
d’une petite minorité
d’individus. En Italie, l’initiative de solliciter
une modification de la loi
électorale qui aurait prolongé
l’horaire des votes de quelques heures celle
année, afin de permettre à la minuscule
minorité des juifs italiens orthodoxes
et strictement pratiquants de voter après le coucher du
soleil, avait été prise
par les intellectuels et les personnalités politiques les
plus laïques d’Italie
; bien qu’elle ait été
adoptée ensuite par le Parlement à
l’unanimité.
Un autre exemple, vraiment typique de
l’incompréhension que suscite parfois
l’encadrement culturel de l’idée
française de la laïcité c’est
celui de la
question dite du « voile islamique ». Dans un
État laïque, la neutralité
devrait être exigée des institutions publiques, et
des individus qui agissent
en leur nom. En théorie, dans
l’interprétation française de la
laïcité, elle
est parfois également exigée des particuliers qui
entrent dans la sphère
publique. Mais si l’on écoute les auditions de la
commission Stasi, le vrai
point n’était pas là. J’avoue
que, en écoutant ces auditions transmises à
l’époque par la chaine Public Sénat,
j’ai moi-même entièrement
changé ma
position initiale: au début, j’étais
contraire à toute interdiction, au nom de
la liberté individuelle. Mais au cours des auditions, le
vrai point ne me
semblait plus être la défense de la
sphère publique sacrée de la
République, et
même pas la question des « signes religieux
», mais la protection du libre
développement des personnalités individuelles des
mineurs face à une imposition
religieuse familiale et/ou communautaire très
répandue et inimaginable
auparavant, qui semblait avoir été
établie dans des vastes zones du territoire
français. Le choix, en tous cas tragique, du
législateur français était entre
interdire l’usage du voile même aux
écolières qui voulaient vraiment le porter,
ou bien accepter son imposition sur celles qui étaient
victimes d’une violence
silencieuse qui était très difficile à
détecter dans la plupart des cas, sauf
dans des situations extrêmes et seulement en cas de
résistance obstinée et
presque héroïque de la part de la jeune fille. En
tout cas, il me semblait, une
telle imposition à partir de l’âge de la
puberté se traduirait inévitablement
en un conditionnement à vie, car tout le monde comprend
qu’au fil des années un
vêtement qui doit être constamment porté
en public peut être senti comme une
seconde peau. Je comprends toutes les objections possibles, et
même très
raisonnables, je comprends les enjeux politiques, les implications, les
instrumentalisations possibles et même
inévitables, notamment par les
xénophobes et les racistes, mais en tous cas la
véritable, et convaincante,
justification, la raison d’être de la
prohibition du voile à l’école se
révélait, aux yeux des autres
européens
soucieux de la laïcité et de la liberté,
le respect du libre développement de
la personnalité des mineurs et non pas, comme le disaient
officiellement les
autorités et la politique françaises, la simple
protection de la neutralité
presque sacralisée de la sphère publique (une
motivation qui serait
insuffisante selon moi pour justifier une limitation significative de
la
liberté individuelle).
Ces sont seulement des pistes de
réflexion dans la recherche d’un
vocabulaire commun et partagé, dont nous avons
d’autant plus besoin que nos
adversaires sont toujours mieux coordonnés et
organisés que nous.
Je vous remercie encore de votre invitation et de
votre attention.